CAMÉCRANS
CAMECRANS
Je pars du principe que mon camécran est devenu le centre de gravité de mon corps. Mobile par essence, il semble s'adapter à mes mouvements, mais en réalité, c’est moi qui m’adapte à son mouvement, ou dans une courte fenêtre de temps à son immobilité.
Parfois, mon téléphone perd sa mobilité, contraint par les limites de sa batterie. Quand je dois le brancher à mon chargeur, il devient presque immobile, figé dans l’espace. Alors, c’est moi qui me contrains à cette immobilité. Mon corps se plie et se tord autour de lui. Le camécran dicte les contours de mes gestes, restreint mon espace, fixe mes positions. C’est mon corps qui devient une orbite, tournant autour de mon camécran- centre de gravité.
Protocole
Première étape
Avec l’aide d’Emma.
Matériel : mon téléphone, un petit chargeur, le téléphone d’Emma.
Je trouve une seule prise basse, toujours au même endroit. Je branche mon chargeur court, et je commence à scroller sur TikTok pendant quinze minutes. Pendant ce temps, Emma me prend en photo sous différents angles : d’abord de face, puis de côté, de dessus, de derrière. Elle capture une photo à chaque petit changement de mouvement. Mon corps, lentement, ajuste sa position, se module et s’adapte à la contrainte.
Deuxième étape
Je divise les photos selon leurs angles de prise de vue : de face, de dessus, du côté droit, du côté gauche.
Je choisis une photo comme témoin, mon image fond originel. Puis je superpose, en calque transparent, les différentes silhouettes capturées.
J’aurai envie d’explorer le dispositif dans différents contextes et de laisser le temps s’étirer sur de très longues périodes : autour de la multiprise à côté de mon lit, dans un espace de gare, dans un café… Chaque lieu porte ses propres contraintes, et chaque contrainte module mon corps, en orbite autour de mon camécran.
Je veux capter ces instants, ces dynamiques imperceptibles où mon corps s’adapte à une situation apparemment banale, mais révélatrice d’une relation bien plus profonde entre le mouvement, l’immobilité, et les camécrans.
Expérimentation de points de vues
ici, point de vue de face, plan large à hauteur d'yeux
résultat de 16 silhouettes
Trap
le thirst
trap
Corps orbite
Protocole
Matériel : ordinateur, logiciel Zoom et DaVinci Resolve, téléphone avec l’appli TikTok
Première étape
J’enregistre l’écran d’une trend TikTok de thirst trap (4,5 vidéos sur la même musique)
Je mets cette vidéo en arrière-plan, je fais une sélection de la couleur de ma peau et de ma silhouette.
Je fais plusieurs réunions sur Zoom, que j’enregistre. Pendant ces réunions, je danse ou fais des mouvements aléatoires, toujours avec l’objectif de capter sur mon corps, le visage des personnes.
Deuxième étape
Sur DaVinci Resolve : Je cut les images où ma bouche apparaît en gros plan.
J’utilise des zooms, des recadrages et des ralentis pour créer une narration visuelle
D’abord, mon corps devient un écran. Je commence par montrer des parties limitées : les coudes, juste des fragments. À travers l’interface du téléphone, je ne cherche pas à représenter mais simplement à faire voir, à devenir une surface réflexive.
Puis, progressivement, mon visage émerge. Mes yeux deviennent le centre, ils percent l’écran, se font voyeurs. Je rétrécis la surface de l’écran pour focaliser sur le visage : mes yeux observateurs et la bouche dialoguent.
Enfin, mon corps en entier entre dans le cadre, pris dans le dispositif. Une tension naît, un désir trouble. Une tension entre l’identification :je veux être cette bouche, je veux cette sensualité, et la possession , je veux m’y abandonner, je veux la ressentir.
Face à ces personnes qui se mettent en scène comme objets de désir tout en se désirant elles-mêmes, je deviens à mon tour celle qui performe le désir en se désirant. Dans ce jeu de mise en scène, je deviens à la fois le miroir et le spectateur du désir : je le reflète, je l’observe, je l’habite. Je l’éprouve au point de me désirer moi-même en retour.Je suis piégé dans la piège à soif.
Diptyques
coincé.e
le dehors
en reflet
matière
J’ai compris le camécran comme un objet singulier, à la fois outil et espace, ayant et permettant plusieurs fonctions : cadrer à travers un écran et devenir soi-même le cadre, opérer un déplacement du regard, favoriser l’individualisation dans un contexte de connectivité globale.
Le camécran incarne l’aboutissement de fantasmes humains : voir sans être vu, maîtriser l’image que l’on projette, tout en restant vu par les autres.
Dans mon projet Corps Orbite, j’ai exploré la notion de mobilographie développée par Richard Béguin. Je me suis interrogée sur la manière dont le mouvement du corps s’inscrit dans des espaces publics et privés en relation avec nos camécrans.
Dans Trap le Thirst Trap, j’ai approfondi le lien entre le mythe de Narcisse et la performativité du désir à l’ère numérique. Traditionnellement, Narcisse est une mise en garde contre le narcissisme. Mais d’autres versions du mythe offrent une autre perspective : dans certaines interprétations, Narcisse se contemple pour retrouver une sœur jumelle décédée. Dans d’autres, il ne sait pas reconnaître que c’est lui-même qu’il désire : ce n’est pas lui, mais ce reflet dans l’eau qui attire son regard. Ce mythe, lié à l’idée de distance face à son propre visage, propose une rencontre possible avec l’autre, voire avec soi-même.
Dans mon travail, je me suis interrogée sur cette circulation du désir. Face à ces personnes qui se mettent en scène comme objets de désir tout en se désirant elles-mêmes, je deviens à mon tour celle qui performe le désir en me désirant.
J’ai aussi trouvé des correspondances avec le travail de Tony Oursler, notamment dans ses projections de fragments corporels sur des formes sculptées. Ses dispositifs donnent une nouvelle vie aux images, recréant une matérialité à partir de projections. À ma manière, j’intègre cette approche dans Trap le Thirst Trap, où je capture des fragments d’images sur mon propre corps, donnant au désir une nouvelle physicalité.
Ce workshop m’a aussi permis de découvrir l’archéologie des médias, une discipline qui croise histoire technique, culture visuelle, presse et imaginaires collectifs. Elle aide à saisir toute la complexité de ce qui a conduit à l’émergence des camécrans comme instruments d’expression et de relation.
Un exemple marquant a été le film Need Ideasss!?!Please d’Elisa Giardina Papa, qui assemble des vidéos YouTube où des individus demandent des idées pour leurs contenus. Ce film m’a interpellée, notamment avec l’idée de prolétariat attentionnel : Internet apparaît comme un immense espace, où coexistent des pièces surpeuplées et d'autres vides et solitaires.
À l’avenir, j’aimerais approfondir la piste de Corps Orbite, en explorant le rapport entre le corps et le camécran dans différents contextes publics et privés, sur des périodes étendues
Ma démarche et ma
compréhension des
camécrans